J’ai débuté cette pièce au printemps 2012 à la suite d’une recherche
sur les tapis tissés au 15 ième siècle dans la region de l’Anatolie. La
neige couvrait le sol devant la verrière de mon atelier. Au moment de
terminer le dernier point les premiers flocons de la première neige
de l’hiver tombaient. Je ne me suis jamais lassée de ce
travail qui dura plus de 8 mois d'un travail minutieux. Les
couleurs vibrantes, les formes simples et parfaitement définies me procuraient
un une profonde satisfaction. Il y avait des périodes où je pouvais
broder sans regarder le carton, d’autres moments où chaque mouvement devait
être mesuré et compté soigneusement, ce qui créait un parfait équilibre entre
la concentration et le repos de l'esprit.
L'oeuvre représente 120 heures de labeur et 60,000
mouvements de l’aiguille; une longue période de réflexion, de concentration
mais aussi, d'une certaine façon une récalibration de l’esprit comme si le fil
aidait à frayer un chemin lumineux devant les obstacles qui se présentaient.
Pendant ces heures, je me suis posée plusieurs fois les questions
qui pour moi sont fondamentales. Qu’est-ce que l'originalité ?
Qu’est-ce qu'une ‘copie’? Où se situe la broderie dans le monde des
‘arts’? Est-ce qu’elle a une place dans l'univers des beaux arts,
des arts décoratifs? Est-ce même un art ou simplement une expression
artisanale? Quelles sont les influences, l’évolution, la signification
sociologique de cette pratique, et quelle est l’importance de l’iconographie
qui s’y trouve? Quel est la place du textile et plus particulièrement
de la broderie dans notre monde?
Un cliché du fragment original du tapis Anatolien demeurait sur ma
table de travail pendant l’exécution, un rappel qu’il existe très peu d’idée
originale; que la grande majorité des œuvres créatives sont inspirées,
consciemment ou non, d’une expérience visuelle ou autre déjà vécue. Entre
le fragment original et mon travail, il n’y a que deux degrés de
séparation: c’est-à-dire, le carton de M. Cooper préparé à partir
du fragment et mon interprétation du carton que d'ailleurs je n'ai pas
copié à la lettre. A part le changement de matières premières, j’ai
choisi de ne pas respecter sa symétrie. M. Cooper a crée une bordure du
côté droit afin de présenter une pièce complète. Dans mon
interprétation, j’opte pour ne pas finir le côté droit de la pièce afin de
reconnaître que ce qui reste du tapis original n’est qu’un fragment de
l'ensemble. Selon mes calculs et les recherches sur les tapis de prière,
les deux médaillons auraient été répétés plusieurs fois.
Mon interprétation est sur ma table de travail attendant son
encadrement. Je suis émerveillée par l’impact qu’elle a sur moi; sa
simplicité, sa définition. Elle incarne les éléments esthétiques qui pour
moi sont essentiels : fibre naturel, formes simples, un symbolisme
significatif, couleurs vibrantes, petites dimensions. Cette pièce m’a
donné l’occasion de m’aventurer loin dans le passé, une aventure qui a su
enrichir ma vie autant sur le plan intellectuel que créatif. Sa simple présence
dans mon atelier, sa dimension intemporelle est pour moi nourriture de
l'âme et de l'esprit.